Ma mère est assez « montée sur piles » depuis son AVC en 2001. Je vis avec. Je suis même sûre que c’est elle qui en est la plus malheureuse. Elle jongle entre hyperactivité et déprime sévère. L’entre-deux, elle ne connait plus.
Ce qui est dur pour nous, c’est que l’entre-deux, c’était comme ça qu’on la connaissait.
Mais bon, elle est là. Elle va bien. C’est tout ce qui compte.
Et puis de toute façon, en vieillissant, je pense qu’elle aurait eu cette fâcheuse tendance à m’appeler quinze fois par jour, avec ou sans AVC… et ce juste pour me dire qu’elle ne se rappelle plus notre date de venue sur Le Havre… qu’elle a rencontré un voisin qui me souhaite le bonjour… qu’elle ne sait pas comment vider la messagerie de son portable (le même que le mien)…
… ou qu’elle n’a aucune nouvelle de mon frère depuis une semaine…
Malheur. Grosse crise de panique.
Ma mère était en pleine crise d’angoisse ce mercredi d’il y a deux semaines où elle m’a appelée, chamboulée de ne pas joindre mon frangin… d’abord à 9h30 alors que je venais de déposer Zoé au collège et que je remplissais mon caddy chez Leclerc. Etant donné que la sonnerie de mon portable est « Bad Romance » de Lady Gaga, je me vois bien l’entendre et le chantonner en me disant que ce magasin passe de la bonne musique… sans percuter que c’est de mon téléphone dont il s’agit. Puis il a sonné dans ma voiture, sur le chemin du retour. Et là, je ne décroche pas. Ceux qui me connaissent savent que quand je conduis, c’est les deux mains sur le volant. Même quand je croise une connaissance, je ne salue pas en retour. A moins d’acheter un bras mécanique, comme m’avait sorti mon petit voisin de Rouen un jour… donc ça a sonné et pis tant pis.
Arrivée chez moi, chargée comme une bourrique, le téléphone a sonné. Le vrai, le fixe quoi. C’était Jenfi, qui m’annonçait que ma mère me cherchait partout et avait même tenté de le joindre alors qu’il était sur la route… ouhla… j’ai commencé à regarer mon portable et ses deux appels manqués… j’ai écouté mes messages sur ma boîte mail…
Effectivement, ma mère était en plein délire. Mon frère ne répondait à aucun de ses appels depuis vendredi dernier (je rappelle qu’on était mercredi)… j’avais essayé de l’appeler une fois moi aussi, le samedi matin, mais avais annoncé que je le rappelerai… chose que je n’avais pas encore fait. J’ai tenté de rassurer ma petite maman en lui promettant de tenter de le joindre au plus vite… et de la prévenir dès que je le chope. Elle m’a certifié être mal, avoir pris un cachet pour sa tête, comme elle dit… car elle avait très mal au crâne. Elle n’avait pas dormi de la nuit.
Elle s’était imaginée le pire : une altercation avec les grèvistes (mon frère est fonctionnaire, facteur)… un maboule croisé sur le quai du métro qu’il prend à 5h du mat pour embaucher… une crise cardiaque tout seul dans son appart (vu que mon frère a les mêmes soucis cardio-vasculaires que son grand-père et que ma mère…il a fait une phlébite y a deux ans, assez alarmante)… un coup de déprime; donc un saut dans la Seine (il vit actuellement un chagrin d’amour, dirons-nous… mais mon frère est tout sauf suicidaire. Je le sais. Ma mère le sait moins, visiblement)…
Ma mère était tout sauf zen. Elle avait un mauvais pressentiment, selon elle…
Je reconnais que je suis moins bileuse quant au fait de ne pas avoir mon frangin au téléphone quand je tente de le joindre. Déjà, on s’appelle qu’une fois par mois. Et en plus, si on ne se trouve pas, on reporte à plus tard. Il y a msn. Et puis je sais pas, entre lui et moi, les mots sont parfois inutiles. On a été habitués à s’analyser en silence. A savoir que l’autre allait bien même sans en avoir la preuve orale. On était des enfants sages, disciplinés. Notre contexte familial l’imposait et nous savions nous faire petits, absents, invisibles. On étouffait le bruit de notre fourchette dans notre assiette, quand on mangeait en famille. On jouait aux legos en silence dans notre chambre sur la moquette marron très années 70, pour ne pas susciter l’énervement de notre père si on encombrait le couloir… On lisait Tintin dans notre lit pour s’endormir. On faisait des puzzles à deux, enfermés dans la chambre de mon frère, les soirs de grosse scène de ménage…on gardait le souffle coupé pour tenter d’entendre celui de notre mère… seule note d’espoir… seul fil auquel on se rattachait…
Notre complicité a toujours été forte, intacte, viscérale. Mon frère, il suffit que je plonge mon regard dans ses yeux verts immenses, pour que je sache si il va bien. A quoi il pense. C’est un mec bien mon frère… la personne la plus gentille que je connaisse.
Ma mère avait réussi à me mettre la pression. J’ai rappelé Jenfi pour lui dire de me trouver le numéro du boulot de mon frère. Jenfi travaillant dans le service courrier, il avait tous les numéros internes de la boîte. J’ai noté et j’ai composé le numéro de suite. Sans succès. La grève avait sévi là aussi… je tentais de ranger mes courses sans trop m’en faire et en me disant que j’arriverai bien à tomber sur lui dans l’après-midi… vu qu’il rentre chez lui vers 14h30… après avoir mangé à la cantine PTT. J’étais tracassée. Je pensais à des trucs cons dans ma tête. Pas vraiment à la supposée déprime où à la crise cardiaque (mince, à 46 ans…)… mais plutôt à la mauvaise rencontre. Mon frère est un idéaliste. Il vit dans un monde où la méchanceté, le vol, ne doivent pas exister. Si il tombe sur quelqu’un qui veut son porte-feuille, son portable ou une clope… il répondra que c’est non, que c’est à lui. Qu’il a travaillé pour se le payer. Et qu’il ne fume pas car c’est dangereux pour la santé. (je me rends compte en le décrivant, qu’il est exactement comme ma fille Manon. Trop rationnelle, logique… mais totalement déconnectée de la réalité)… bref il se fera lyncher. Et ça, c’est ma trouille numéro 1…
J’ai re-tenté le numéro de la distri où il travaille… aucune réponse.
Il fallait que je fasse mon repas du midi avant de retourner chercher mes filles au collège, et d’enchaîner sur la séance kiné hebdomadaire de Manon. J’arrivais pas à me concentrer. Je tentais de faire cuire mon riz dans la poêle pour faire du cantonnais maison… j’arrivais pas à être organisée. Je voyais plein de trucs incohérents dans ma tête. Je me voyais sans frère. J’étais comme amputée dans ma tête, je me faisais des films pas croyables, tous plus noirs les uns que les autres. J’ai mis l’huile à chauffer et je suis partie re-tenter un appel… n’importe quoi, de l’huile sur le feu sans surveillance!!! J’arrivais pas à faire quoique ce soit du début jusqu’à la fin, sans repartir vers mon téléphone. Je n’étais bonne à rien.
Juste à me monter le bourrichon.
Je n’ai jamais réussi à avoir mon frère au téléphone. Ni sur son travail, ni sur son portable (il n’a jamais de crédit dessus donc il le laisse fermer), ni à son domicile… j’ai tenté de rassurer ma mère deux fois, en l’appelant dans l’après-midi et en lui certifiant qu’elle ne passera pas une deuxième nuit blanche. Elle semblait confiante et laissait même entendre que la solution était entre mes mains… j’ai parlé un peu avec ma cousine sur msn, elle venait d’aller chez mes parents. Elle avait trouvé ma mère très énervée, pas du tout aimable et complètement en panique. Ma mamie de 93 ans en avait les larmes aux yeux, assise sur son canapé, à tenter de regarder les feux de l’Amour… ça m’a filé un coup en imaginant la scène. Ma mère est le baromètre de ma mamie. Il fallait que je trouve une solution.
Mon frère vit seul. En plein 18ème arrondissement de Paris. Il a des amis, des collègues de travail essentiellement. Je les connais… je les ai rencontrés du temps où je travaillais encore à la Poste et où j’habitais la capitale. Mais je ne me rappelais que de leurs prénoms, à tous… et non de leur noms de familles. Aucune possibilité de les trouver dans les pages jaunes… j’étais furax, contre mon manque d’organisation et mon incapacité à joindre qui que ce soit proche de mon frère…
Je savais qu’il liait une très forte amitié depuis quinze ans avec sa voisine mitoyenne. Mais elle était sur liste rouge. C’est une femme seule, ex-mannequin. Elle se protège. Je n’ai toujours su que son prénom. Même du temps où elle venait dîner chez moi, dans le 12ème arrondissement. Je m’en voulais. Cette femme est très proche de mon frère et je n’avais même pas ses coordonnées téléphoniques. Je me serais baffée. J’ai alors repensé à nos conversations autour d’un café. Mon frère me parle souvent de son quartier, de son petit studio en arrière-cour qu’il adore. Et j’ai cru me souvenir du prénom de sa voisine du dessus, comme ça… comme un déclic. J’ai tapé son adresse dans les pages jaunes et je suis tombée sur la liste de tous les locataires. Il y avait une fameuse C. J’ai pris ma respiration. Jenfi a paru surpris que j’ose déranger le voisinage pour quelque chose de si peu alarmant. Comme si on pouvait pas le laisser vivre, mon pauvre frangin. J’ai dit que je le faisais pour ma mère.
Je suis tombée sur la bonne voisine. Enfin sur sa fille, probablement âgée d’une vingtaine d’année… charmante, serviable, gentille. J’ai expliqué qui j’étais, pourquoi j’appelais, et combien je m’excusais de la déranger… elle m’a vite dit que j’avais bien fait. Qu’elle trouvait ça normal. Elle est descendue dans la cour et a longé le petit jardinet situé devant le studio de mon frère… et elle a repris le combiné, triomphante : « Il est chez lui, sa grille est ouverte et c’est allumé!« … j’étais soulagée, et embêtée d’avoir remué ciel et terre pour rien. Il allait bien. Elle m’a proposé d’aller lui dire qu’on s’inquiétait de ne pas pouvoir le joindre. Je l’ai encore remerciée pour sa serviabilité et sa compréhension. Il y a peu de chance que je monte à Paris dans le 18ème de sitôt, mais le remercier en vrai, j’aurais bien aimé le faire…
Une demie-heure après, j’appelais de nouveau mon frère. Il a enfin décroché…
Lui : « Allo Vévé? bah qu’est-ce qui se passe, la mère s' »inquiète? »
Moi : « Bah oui plutôt!!! Elle ne peut pas te joindre depuis vendredi, tu veux ma mort ou quoi??? elle n’a pas arrêté d’appeler sur mon portable, chez moi… elle est pas bien du tout!!! Tu vas te faire eng… mon pauvre… je voudrais pas être à ta place!!! »
Niak niak. Ma mère est une femme autoritaire. Même à nos âges, on se fait remonter les bretelles, comme quand on avait dix ans… et on tremble!
Lui, amusé : « Bah j’avais pas vu mais ma prise internet était mal enfoncée!!! Rien de grave… mais qu’est-ce qu’elle a, je lui ai parlé vendredi???!!! je vais bien, j’étais en repos, j’ai repris ce matin… »
Moi, compréhensive : « Bah oui, moi je sais que c’était pas alarmant. Mais elle m’a mis de telles suppositions en tête… du coup, j’étais inquiète aussi!!! Tu vas bien alors??? »
Lui, super cool : « Bah ouais ça roule. Là je reviens du ciné des Halles… j’suis allé voir « Les petits mouchoirs »… et tu sais quoi?? Tu vas être verte… »
Moi, interrogative : « Non, quoi? »
Lui, hyper fier : « Bah Guillaume Canet est venu dans la salle, à la fin de la projection. Le casque à la main, la doudoune sur le dos… super sympa. Il voulait savoir si son film nous avait plu… »
Moi, vénère : « Oh veinard!!!… et alors, c’était bien?
Lui, à la Laurent Weil : « Ouais un bon film de pôtes. Je préfère le genre de « Ne le dis à personne » mais c’est un chouette film, très émouvant… Et y a un super casting. »
Moi, qui vais devoir attendre sa sortie DVD ou son passage sur Canal pour le voir : « Cool. Ils en parlent beaucoup à la télé… bon bah j’suis contente pour toi. T’as passé un bon moment?… euh, appelle la mère maintenant, et vite!!! »
Lui, amusé : « Ouais je vais le faire… ça va toi sinon? T’as vu des nouveaux films? »
Moi, réfléchie : « Ouais alors attends… j’ai enfin vu l’Arnacoeur en DVD… pas mal du tout. Sinon j’ai loupé un Prophète sur Canal, faut que je vois si il est diffusé « à la demande »… j’t’avoue que c’est pas ma « tasse de thé », l’univers carcéral, mais bon… »
(Mon propre père a été incarcéré un an. Pas envie de voir dans quelles conditions il vivait)
Lui, très pro : « Oui mais faudrait que tu le vois quand même… belle prestation d’acteurs… tu sais ce que tu veux pour ton Noël au fait? »
Moi, plus enjouée : « Euh ouais, alors plusieurs possibilités… le DVD d’Inception en premier… sinon j’ai vu le coffret de Pirates des Caraîbes si tu veux faire un combiné pour Jenfi et moi???.. ou les trois saisons de Skins… ou Le choc des Titans… ou le DVD de Lady Gaga on tour!!!!!…. Ah oui, et petite demande spéciale pour ta nièce Manon pour Noël : peux-tu demander à Daniel Pennac, quand tu feras ta tournée des calendriers en novembre, de lui dédicacer l’Oeil du Loup??? c’est son livre préféré de lui… »
(Mon frère a Daniel Pennac sur sa tournée. Il passe toujours un bon moment chez lui lors du passage annuel pour les calendriers. Mon frère parle beaucoup avec lui… de son enfance (mais jamais de celle que je raconte ici)… Daniel Pennac lui a d’ailleurs dédicacer et offert « Chagrin d’école », en le remerciant pour son inspiration… mon frère l’aime beaucoup…. . Je vous dis, Manon et lui, ils sont pareils…)
Bon je vais vous épargner, hein. On va arrêter là.
Tout est bien qui finit bien.
Mon frère a appelé ma mère qui lui a ordonné de lui filer le numéro de son amie/voisine/ex-mannequin qu’on connait bien… elle lui a dit qu’elle lui achèterait une carte de téléphone pour son portable… elle a insisté pour remercier la fille de la voisine du dessus que j’avais dérangé, en l’appelant à son tour, mais mon frère a refusé car il pensait que cette jeune fille avait tout sauf envie de discuter avec la mère sur-protectrice de son petit voisin du dessous de 46 ans…
Mon frère est au Havre ce long week-end d’Halloween.
Nul doute qu’il a encore dû se faire remonter les bretelles pour ce mercredi d’hystérie maternelle.
Il est trop gentil mon frère, adorable. Je l’aime tendrement.
J’espère qu’un jour, il sera heureux…