ma00214a2 

Je rebondis sur un billet écrit chez mon amie Sandralou. Ce sacré bout de femme qui semble un peu fait dans le même moule que moi… tant je m’y reconnais des fois… J’ai moins d’aplomb, d’assurance. Ca c’est sûr. Mais je me fais violence pour parvenir à ce résultat. Chaque jour…

J’ai moi aussi une « Alien » à la maison. Qu’il a fallu que je décrypte, que j’apprivoise. J’ai su dès le départ que rien ne serait facile. Mais je n’avais pas pensé à des soucis qui ne se verraient pas. J’avais tout envisagé : la cécité, le handicap moteur, le retard mental… ma fâcheuse tendance au scénario catastrophe avait eu de quoi se « régaler » lors de la naissance de Manon. J’aime toucher le fond pour mieux remonter à la surface. C’est comme ça que je fonctionne. Sans quoi, je n’aurais pas pu me sortir des situations que j’ai connu enfant.

Manon a échappé à ce qui se voit dans les séquelles de la prématurité, mais pas à ce qui ne se voit pas. Et ça, aucun médecin ne nous en avait parlé, de ce qu’il y a à l’intérieur d’un enfant grand-préma. La raison est simple : pas assez de recul, aucun ouvrage sur le sujet, l’avenir dira ce que sauver ces si petits bébés a pu poser comme problème… si on peut appeler cela un problème.

Ma fille n’est pas un problème pour moi. Elle est adorable, douce, gentille -sur la photo du haut elle avait trois ans, nous étions à un mariage. Elle était tétanisée par la foule, elle ne quittait pas son doudou-. Elle est toute en émotion et en timidité. Son regard bleu profond, fuyant quand un inconnu lui adresse la parole, me fait fondre. Je me revois en elle. Tellement. Sa prématurité l’a obligé à vivre dans mes traces. Celles d’une enfant née dans un contexte difficile. Le sien n’a pas été provoqué par un tiers… mais par le destin. Mon père avait choisi de boire et de me pourrir la vie. Ma grossesse s’est arrêtée à 28 semaines sans que je ne puisse rien empêcher.

Je m’en suis voulue, énormément. J’aurais aimé qu’on me permette de tout effacer et de reprendre ma grossesse au début. Mais je n’ai pas pu. Bien évidemment. Alors j’ai eu deux solutions : La fuir, parce que son corps rattaché à des fils me renvoyait mon impuissance, mon incapacité à être une bonne mère porteuse… Ou mettre les bouchées doubles, parce que je n’avais pas su la maintenir dans mon ventre. Parce que ne devais pas refaire la même erreur que mon père : me détourner de mon deuxième enfant. J’ai foncé. J’ai eu une journée d’abattement complet. Comme abasourdie par ce qui m’arrivait. J’ai cogité devant sa couveuse. Je suis allée la voir dès le lendemain de sa naissance, accompagnée par une ambulance, boîteuse, fiévreuse. Pas encore remise de mon épisiotomie ratée. J’ai pris une claque en arrivant dans le service surchauffé de la néonat. Une bonne. Mais elle m’a réveillée plus qu’elle ne m’a mise à terre.

Le combat pour la vie, c’est Manon qui l’a mené. Moi, j’ai donné mon amour sans compter. Et j’ai jamais eu peur. Ca c’est bizarre. Je n’ai jamais peur quand je suis dans l’action. J’ai peur avant, quand j’envisage. Quand mon père m’enfermait la nuit et me chuchotait que demain ma mère ne serait plus là, j’étais terrifiée. Je dormais mal, je pleurais. Je faisais des plans pour sauter par la fenêtre, pour fuir mon père, si jamais elle était morte à mon réveil. Le jour où ils se sont battus fortement, où c’était Lui ou Elle, je n’ai pas eu peur. Il fallait que ça arrive. On y était, enfin. Et je savais qu’elle gagnerait. Parce que j’étais prête à l’aider à gagner, aussi horrible que cela puisse paraître…. je n’aurais pas eu peur de prendre un couteau moi aussi, et de frapper avec elle. C’est vraiment horrible ce que je dis mais c’est vrai… Quand J’ai été hospitalisée à 26 semaines pour retenir Manon, j’ai eu très peur. J’ai pleuré la nuit dans la pénombre, quand j’étais sûre que ma voisine de chambre dormait profondément. J’ai imploré je-ne-sais-qui de me ficher la paix. De me laisser tranquille. Je crois que c’était mon père que j’implorais. Comme si il tirait les ficelles de ma grossesse depuis je-ne-sais-où. Puis Manon est née, et là je n’ai plus eu peur. Je savais quel était mon adversaire. J’avais les armes en poche.

Ca n’a pas été tous les jours facile. Elle a été souvent malade. Elle était coléreuse, ritualisée et renfermée sur elle-même. Mais ça ne me posait pas de problème. J’avais été cette enfant-là aussi. Pour une autre raison.

Moi, on m’a permis de l’être, cette enfant introvertie, maladroite et dans les jupes de sa mère. Parce que même si personne ne levait le petit doigt pour sortir ma mère de la violence conjugale qu’elle subissait, tout le monde savait. Alors j’étais entourée. Comprise et aimée. J’ai eu des instits formidables. Certains ont même eu des mots merveilleux envers moi qui m’ont permis d’avancer. J’ai su grandir à mon rythme. Attendre que la violence parte de chez moi pour m’ouvrir aux autres… j’ai pu. On me l’a permis.

Manon, elle est comme moi. Mais on ne lui pardonne pas de l’être. Elle a un contexte familial stable et aimant. Elle ne manque de rien. Alors il faut qu’elle se bouge. Son côté lunaire, maladroit et émotif, c’est une tare. Un frein. L’école n’a pas de temps à perdre avec ces enfants nonchalants. Je suis convoquée dans quelques jours pour reparler de ce qui est jugé « préoccupant ». Son comportement. Elle a raméné des notes entre 16 et 20 dans toutes les matières. Sa note la plus basse fut un 9,5. Première intérro surprise de géométrie. Anxiété, tremblement. Pression nerveuse sur sa règle qui ont rendu les droites mal tracées, moches. Une vraie intérro rendue au stade d’un brouillon indescriptible. J’ai expliqué sa sensibilité. Mais ça n’a pas suffi.

Manon est différente, je n’y peux rien. Ce matin, j’ai parlé avec son maître de CM2 de l’année dernière, qui a Zoé dans sa classe cette année. Il demande toujours des nouvelles de Manon. Elle a su aller vers lui comme il a su aller vers elle. Il est formidable. Je lui ai dit que ça allait mais que j’étais convoquée. Pour son côté « à part » préoccupant. Il a semblé déçu qu’on ne retienne pas d’elle son intelligence et sa précocité. Qu’on passe « à côté d’elle ». J’ai haussé les épaules, fatiguée de me battre contre ceux qui ne veulent pas de gens différents. J’en ai marre. Je ne peux rien faire pour « ouvrir les yeux » à ceux qui ne le veulent pas.

Je vais aller à cette convocation. Avec ma sensibilité de côté. Mon homme va venir, des fois que j’explose… mais je vais me contenir. J’attends juste une chose, c’est au moins un compliment sur ses résultats scolaires. Chose que je n’ai pas encore eue une seule fois. Je viens de signer le relevé mensuel de ses notes, très bon, mais raturé par ma fille qui s’était trompée de ligne, elle avait tout décalé par erreur… la seule mention a été « c’est très sale ». Surtout pas un « c’est un bon travail, continue »…

Manon est forte. Elle ne se décourage pas. C’est ce qui l’a sauvé il y a quelques années, son courage.

Moi j’aurais démissionné face à tant d’indifférence concernant mon travail studieux. Pas elle.

Personne ne voit combien elle est obligée de faire « plus » que les autres, chaque jour de sa vie.

Personne ne voit que passer deux mois de mois en néonat à la naissance est aussi traumatisant qu’un père qui entretient une violence journalière.

Je me demande si on la traiterait mieux si j’arrivais bourrée à l’entretien.

C’est pathétique. Mais c’est la réalité. Il faut avoir de vrais « problèmes » pour qu’on vous estime.

Les personnes qui ont des maladies qui ne se voient pas savent de quoi je parle.

Ils sont jugés plaintifs et gémissants pour rien.

Manon aurait le droit de se plaindre. Mais elle ne le fait jamais. C’est moi qui râle, comme toujours.